Croyez-vous que la Blockchain va désintermédier notre économie ?
Je ne sais pas à quel point le terme de “désintermédiation” vous est familier, mais j’imagine que vous l’avez au moins entendu une fois ou deux : c’est l’un des arguments que l’on entend le plus quand on parle de Blockchain, et qui peut sembler extrêmement disruptif.
C’est vrai que cette nouvelle possibilité de remplacement des intermédiaires par un protocole informatique, par des smart contracts, est très innovante et attrayante. C’est clairement quelque chose de nouveau, qu’on ne pouvait pas faire avant.
Mais dites-vous bien une chose :
Toute innovation n’est pas forcément “disruptive”, i.e. n’a pas forcément le potentiel de changer profondément notre manière de fonctionner.
Je vous en parle, car c’est un raccourci qui est souvent fait dans le web3, et notamment dans nos choix d’investissements : quand on voit un projet innovant arriver sur le marché, on a tendance à implicitement le considérer comme disruptif, ou au moins à lui attribuer un fort potentiel.
On observe continuellement des engouements spéculatifs se former automatiquement autour des projets innovants.
Mais le lien entre “innovation” et “potentiel disruptif” n’est pas si direct, et en tant qu’investisseur, on devrait davantage se concentrer sur l’analyse du potentiel disruptif du projet. Ce n’est pas parce que quelque chose peut être fait d’une nouvelle manière, que cette manière s’imposera forcément sur son marché.
Et d’un autre côté, un projet qui apporte une innovation mineure et pas très sexy, peut, sans aucune raisons apparentes, s'imposer sans aucune forme de contestation sur ses concurrents.
Tout projet innovant doit être passé au peigne fin sous l’angle suivant :
Quels sont les réels avantages apportés par cette innovation?
A quel point ces avantages sont valorisables?
Quels sont les désavantages/obstacles qui pourraient empêcher cette innovation de s’imposer ?
Ce sont des questions que vous devriez toujours avoir en tête, bien avant “à quel point cette innovation est sexy”.
Bon, revenons-en à nos moutons. Est-ce que la Blockchain va profondément désintermédier notre économie ?
Déjà, à quoi pensez-vous quand je vous parle d’intermédiaire ?
On pense souvent aux intermédiaires financiers, car on en parle souvent dans le cadre de la Blockchain. C’était d’ailleurs le but de la toute première Blockchain (le bien-aimé Bitcoin) : permettre des échanges de valeur en ligne, sans passer par un intermédiaire financier.
Dans la foulée, avec la création d’Ethereum et des smart contracts, la Finance Décentralisée (ou plutôt la finance numérique) est allée encore plus loin dans la démarche : la création et l’échange d’actifs, le prêt et l’emprunt de liquidités, la création de produits dérivés financiers…
Les intermédiaires financiers, dont on ne pouvait pas se passer avant, se retrouvent concurrencés sur la plupart de leurs services, par des simples programmes qui tournent sur une Blockchain.
Mais la désintermédiation ne se limite pas forcément aux intermédiaires financiers : tous les intermédiaires peuvent être menacés. Ces intermédiaires pullulent dans le web2, prenant souvent la forme de plateformes de mises en relation entre offre et demande : uber, airbnb, leboncoin, blablacar, etc. On peut même penser, de manière un peu moins évidente, à des plateformes comme youtube, twitch, facebook, qui sont en quelque sorte également des intermédiaires dans la création de contenu, et dans la création d’interactions sociales.
Toutes ces plateformes pourraient être menacées par la Blockchain, car il est théoriquement possible de les remplacer par quelques smart contracts, par des applications décentralisées.
Mais comme je vous disais, ce n’est pas parce qu’on peut le faire que cette manière de faire va s’imposer. La vraie question est donc, pourquoi le ferait-on ?
Il y a une réponse assez évidente : ces plateformes coûtent cher. Airbnb prélève environ 15% du prix de la location, blablacar 19%, et uber 25%. Ces plateformes se basent sur la mise en relation d’une offre et d‘une demande, elles ont fait grossir leur base d’utilisateurs à coups de marketing, et elles exploitent aujourd’hui leur position dominante pour prélever des pourcentages aberrants sur les transactions.
Alors il pourrait être très tentant de les remplacer par des applications décentralisées, qui pourraient prélever beaucoup moins de valeur sur ses utilisateurs. Et c’est d’autant plus tentant que cela pourrait être très simple à créer dans certains cas.
Alors oui, ce n’est pas le cas d‘Uber par exemple, dont l’application sous-jacente est un foutoir pas possible, avec la coordination en temps réel de tous les utilisateurs, l’utilisation des données GPS et l’optimisation des courses. Créer un Uber décentralisé est probablement possible, mais loin d’être facile.
Mais Blablacar et Airbnb alors ? Ce ne sont que des places de marché, où des utilisateurs postent leur offre, en asynchrone, et où d’autres utilisateurs font des recherches selon leurs critères et répondent aux offres. Autant dire que le niveau de complexité est vraiment très faible, et que des développeurs de niveau moyen peuvent développer sans soucis une application décentralisée concurrente en quelques semaines.
C’est une tendance, et même une idéologie, qui est très populaire dans le web3 aujourd’hui :
Il faut désintermédier les échanges de services, pour réduire les frais d'intermédiation, et que le maximum de valeur puisse aller aux utilisateurs, aux contributeurs, et non pas à l’intermédiaire.
Donc il semble évident que les applications décentralisées sont plus compétitives, et qu’elles surclasseront les intermédiaires centralisés, non ?
Hé bien, pas forcément, ça pourrait être un peu plus compliqué que ça.
Déjà, dans de nombreux cas, les plateformes d'intermédiation s'appuient sur un effet de réseau puissant (le fameux “network effect” en anglais), c'est-à-dire le fait que plus il y a d'utilisateurs, plus la valeur créée est forte. L’utilité d’une plateforme comme blablacar réside dans son nombre d'utilisateurs, puisque cela augmente les chances de trouver une offre qui nous correspond. C’est ça l’effet de réseau.
Ces plateformes, une fois implantées, peuvent se permettre d’avoir des tarifs très élevés, car elles sont incontournables. Une plateforme concurrente de Blablacar ou de Airbnb pourrait bien voir le jour, et proposer des tarifs beaucoup plus faibles, mais peu importe, l’effet de réseau accumulé par ces plateformes rendra les concurrents moins attractifs.
Même si des plateformes moins chères naissent, il faudra probablement un sacré temps avant qu’elle puisse accumuler une masse d’utilisateurs permettant de rivaliser avec la plateforme déjà implantée.
C’est une première chose.
Mais ce n'est pas tout : les intermédiaires ont beau coûté cher, ils ont un rôle d'optimisation du service.
Par exemple, pour toutes les plateformes de mise en relation entre une offre et une demande, le rôle de l’intermédiaire est de faire l’application la plus ergonomique possible, de faire du marketing pour attirer la masse critique d’utilisateurs permettant d’avoir un bon effet de réseau, et d’améliorer toujours plus leur plateforme pour s’adapter aux nouveaux besoins des consommateurs.
C’est la puissance des économies de marché et de la compétition : les acteurs privés sont incités à déployer beaucoup d’énergie pour développer le meilleur produit possible, et pour rendre ce produit toujours plus qualitatif au cours du temps.
Ils sont obligés, car s’ils ne le font pas, ils sont remplacés.
Mais pour que cet effort soit déployé, il faut que l’intermédiaire ait une incitation à le déployer, i.e. qu’il y ait un lien entre la qualité de son produit, les efforts qu’il déploie, et ses revenus.
C’est exactement ce qu’il pourrait manquer aux applications décentralisées pour s’imposer. L’avantage des intermédiaires privés par rapport aux applications décentralisées, est qu’ils ont un alignement parfait des incitations, une corrélation parfaite entre la qualité de leur travail, leurs efforts, et leurs revenus futurs qu’ils percevront.
Les applications décentralisées sont moins compétitives, car l’alignement des intérêts est bien plus imparfait, principalement à cause du côté “open-source” des applications décentralisées.
Les applications décentralisées sont open-source par définition, puisqu’elles ne sont contrôlées par personne et déployées sur la Blockchain, tout leur code doit être visible.
Donc, on en revient en réalité au problème du financement des applications open-source, et de leur non-compétitivité : tout ce qui est open-source est très difficile à protéger, et il est difficile d’en retirer beaucoup de revenus.
Tous vos codes sont publics, et si vous essayez de tirer trop de revenus de votre projet, alors vous vous exposez simplement à ce que quelqu’un réplique votre code, et crée une version moins extractrice de valeur. C’est la douloureuse loi de l’open source.
Et moins de revenus futurs signifie moins d’incitation pour les concepteurs, ce qui signifie moins de compétitivité.
C’est cette force qui fait qu’une plateforme centralisée sera presque toujours plus ergonomique, et mettra en place un marketing souvent beaucoup plus efficace que des plateformes open-source. C’est tout simplement parce que des moyens bien plus grands sont mis dans son développement, et ce, parce que les perspectives de gains d’une plateforme privée sont plus élevées qu’une plateforme décentralisée.
Dans les années à venir, nous allons observer un combat entre les intermédiaires web2 et des applications décentralisées qui tenteront de les remplacer. Les alternatives décentralisées seront moins chères et plus justes dans la répartition de la valeur, mais les intermédiaires web2 seront probablement plus compétitifs. Et surtout, puisqu’ils sont déjà implantés, ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour conserver leur avantage concurrentiel et la base utilisateur qu’ils ont réuni.
Il va être intéressant d’observer ce combat, de voir quel paradigme ressort vainqueur sur le long terme, car l’issue de ce combat pourrait avoir un impact énorme sur le mode de fonctionnement de nos sociétés.
Comme tjrs c’est très intéressant. Merci
J’avoue avoir un faible pour ton contenu quand il est plus imagé.
Je sais que cela n’est pas tjrs possible et que cela prend du temps. Donc continue à te faire plaisir.
A long terme je penses que oui si pas nouvelle technologie qui peu faire mieux .
Car les recherches sont de plus en plus inventifs